Vivre ou survivre? Mourir : jamais!

Pessamit, 1973. Il y a de cela 40 ans. Cette histoire commence peu de temps après un examen médical de routine au dispensaire de cette communauté autochtone innue dans la belle région de la Côte-Nord. Personne ne s’attendait à cela. Et vlan! La mauvaise nouvelle tomba tel un couperet filant à toute vitesse entre les deux piliers d’une guillotine et n’ayant aucun obstacle sur son passage, pas même ma tête. Le médecin m’annonçait alors, dans une langue que je ne maitrisais pas, que je quitterais bientôt ma famille, mes amis et ma communauté pour une très longue période. J’ai ressenti de nouveau l’effet de la guillotine, sauf que là, ce n’était plus uniquement ma tête qui serait séparée de moi, mais plutôt tout mon être qui serait séparé de la cellule familiale. Cela me semblait plus atroce que de perdre la tête.

Le jeune autochtone de neuf ans que j’étais et qui, jusque-là, n’était jamais sorti de sa communauté, trouvait complètement surréaliste d’imaginer un seul instant que l’on puisse l’arracher à son nid familial. J’allais perdre ma liberté totale pour me retrouver seul dans un sanatorium à Mont-Joli, petite ville située à des centaines de kilomètres de chez moi. Pendant de longs mois, ma vie serait réduite à un espace mesurant 15 sur 18 pieds. Comme « saine » habitude de vie, il me suffirait d’avaler des pilules en quantité industrielle et de dormir, tant le jour que la nuit.

Entre deux périodes de sommeil, il m’arrivait d’observer cette microsociété composée de gens différents de moi, parlant une autre langue que la mienne et vivant à un rythme effréné.

Le reste du temps, je le passais à rêver de mon coin de pays. Je me revoyais, courant sur la plage, nageant dans le fleuve et grimpant aux arbres avec mes amis ou me retrouvant seul à l’ombre, sous mon arbre, à admirer la beauté d’un ciel parsemé de nuages de toutes formes ou la fragilité d’une jolie coccinelle sans défense. La solitude submergeait et envahissait mes rêveries qui allaient s’évanouir à nouveau dans le sommeil. Tout ce temps perdu à m’ennuyer, mais à vivre tout de même d’espoir dans l’attente d’une guérison rapide qui ne vint finalement que neuf mois, deux semaines et trois jours plus tard! Je m’en souviendrai toujours…

Vint ensuite le moment du départ. La porte se referma enfin sur ce nébuleux moment de mon histoire. Je sortis finalement de l’ombre, de ces murs en pierres grisâtres sans pitié et sans âme. J’attendis d’être loin, très loin dans le ciel, à bord de l’avion qui me ramenait chez moi, avant de m’exclamer, « silencieusement », comme on m’avait si bien appris à le faire à l’hôpital : « Enfin libre! »

Je retrouvai ma plage, mon fleuve, mes amis, mon arbre, mais je ne retrouvai pas mon grand-père qui avait rendu l’âme pendant que moi, je luttais, loin là-bas, pour conserver la mienne.

Parfois, de la plage, j’observais ce fleuve qui m’avait tenu séparé du reste du monde, de mon monde, et qui était à l’origine de ce sentiment de solitude sans cesse présent et de la souffrance d’être éloigné des miens pour une trop longue période, sans même recevoir une seule visite de ceux que j’aimais. C’était là une situation bien cruelle à affronter pour un enfant en mode de recherche de soi, en train de devenir un homme et en pleine construction d’identité, qui perdait ainsi tous les repères culturels provenant de son milieu. Tout lui avait été enlevé.

Maladie, solitude, éloignement, déracinement. Bien grand malheur que le mien, même s’il ne se compare en rien à ce qu’ont vécu les jeunes autochtones envoyés dans les pensionnats. De mon côté, je n’ai eu à subir aucuns sévices. Les sanatoriums existaient pour vaincre la maladie, les pensionnats, pour la générer… Ils sont en effet à l’origine de bien grands maux qui ont contaminé plus d’une génération et dont les remèdes ne sont certes pas les excuses, encore moins l’argent.

En ce qui me concerne, je puis dire qu’avec le temps, je suis entré dans une phase de résilience mais non de guérison, car ces souvenirs refont inconsciemment surface par moments et se manifestent sous différentes formes émotives telles la colère, la honte ou l’insensibilité. Ils se traduisent par des gestes, des réactions ou des comportements parfois plus violents que je ne le voudrais, mais toujours involontaires. Ces gestes, réactions ou comportements semblent m’être dictés par une forme d’inconscience, de passé refoulé qui tente de s’exprimer comme pour évacuer ces souvenirs, ne sachant trop de quelle manière les gérer quand ils refont surface.

Comme toute personne ayant vécu des traumatismes, les autochtones envoyés dans les pensionnats doivent se demander s’il ne vaudrait pas mieux enfouir à jamais ces mauvais souvenirs et commencer une vie meilleure en sachant qu’il est impossible de les faire disparaitre complètement. En fait, ils sont gravés en nous pour l’éternité.

Les gens éprouvés n’ont d’autres choix que de prendre le chemin de la résilience. Certains iront jusqu’à la guérison en apprenant chaque jour à vivre avec ce passé.

Il faut en arriver à libérer notre conscience de la lourdeur qui pèse sur elle depuis déjà trop longtemps et recommencer à courir, légers et libres, sur le sable fin et doux de nos plages ou sur la terre compacte et solide de nos territoires ancestraux.

 

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